OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Wikileaks : l’État, le réseau et le territoire http://owni.fr/2010/12/13/wikileaks-l%e2%80%99etat-le-reseau-et-le-territoire/ http://owni.fr/2010/12/13/wikileaks-l%e2%80%99etat-le-reseau-et-le-territoire/#comments Mon, 13 Dec 2010 11:51:52 +0000 anthonybesson http://owni.fr/?p=39059 Infowar”, “cyber warfare”[en], “opération riposte”, “guerre de l’information”,… les titres couvrant l’affaire WikiLeaks ont largement puisé dans le vocabulaire militaire pour décrire les événements qui ont suivi la publication des câbles diplomatiques par le site de Julian Assange. La multiplication des déclarations violentes de journalistes et hommes politiques à l’encontre de WikiLeaks, l’acharnement des États a vouloir faire fermer le site en vain via les hébergeurs ou les fournisseurs de noms de domaines, et bien sûr la “riposte” des Anonymous par attaques DDoS, tout cela participe bien d’un climat de “guerre”. Mais quelle guerre ? Et surtout, pourquoi parle-t-on de “guerre” ?

J’aimerais proposer ici l’idée que l’affaire WikiLeaks relève bel et bien d’un conflit qui serait de nature territoriale entre d’un côté l’État qui s’appuie sur un territoire physique délimité par des frontières au sein desquelles est déployée une domination via la mise en scène d’une violence symbolique légitime et de l’autre le réseau en tant que territoire “virtuel” étranger sur lequel l’État n’aurait pas prise : tant physiquement que symboliquement. Si ces deux territoires se sont longtemps ignorés, ces dernières années ont vu apparaître une préoccupation grandissante de l’État face à ce “voisin” menaçant ! Pourquoi menaçant ? Parce que le réseau suit une politique expansionniste des plus agressives : 5 millions de terabytes, et une croissance qui doublerait sa taille tous les 5 ans. Si l’Internet est un territoire, il se nourrit et s’agrandit de par les informations que nous mettons en ligne. Car pour le réseau, l’information est le territoire. Dans ce sens, la mise sur le réseau des câbles ne relève pas que du simple journalisme, mais met en lumière l’agrandissement du territoire du réseau aux dépens, cette fois-ci non plus de données privées (données sous copyright ou données personnelles), mais de données appartenant à l’État. La mise en ligne des câbles, c’est l’annexion par le réseau d’une partie du territoire de l’État !

L’Internet, un territoire étranger

L’idée que l’Internet soit virtuel, au sens naïf de “coupé du réel”, est en passe d’être abandonnée, et les tensions, conflits, relatifs à l’Internet, sont manifestes, qu’ils touchent à des formes concrètes du territoire (câbles, juridictions nationales) ou à des formes moins repérables (réseaux sociaux en construction…)
Eric Guichard, 2007[pdf]

Si le réseau des réseaux n’est plus considéré comme un territoire virtuel par ses usagers qui prolongent sur les réseaux sociaux leur vie sociale IRL, ce territoire est longtemps passé inaperçu aux yeux de l’État qui ne voyait dans l’Internet qu’un espace immatériel, donc par nature sans aucun danger pour la réalité matérielle sur laquelle l’État exerce son contrôle.

Cela dit, la menace terroriste ou les questions de droits d’auteur que soulèvent les usages de l’Internet attirent l’attention de l’État sur le réseau. En même temps que le réseau devient “espace public” apparaît pour l’État l’impérieuse nécessité d’étendre son contrôle sur les citoyens online et de garantir le prolongement de sa domination symbolique sur ce qui apparaît de plus en plus comme un territoire. Mais comment ? La vérité est que l’État n’y parvient pas. Les lois qui sont mises en place : ACTA, LOPPSI, HADOPI si elles proposent des moyens de coercition, sont des moyens qui interviennent en dehors du réseau, et ce de manière très limitée : les individus agissant de manière illégale sont arrêtés si et seulement si le lien est fait entre l’internaute et l’individu, et si bien entendu l’individu en question réside physiquement sur le territoire de l’État en question.

De même, si les sanctions évoluent (des sanctions traditionnelles de type amende ou enfermement, on est passé à une sanction d’un nouveau genre avec la loi Hadopi qui prévoit l’interdiction de l’accès au réseau), elle s’arrêtent toujours à la porte du réseau. Il ne s’agit plus d’enfermer l’individu dans un espace qui le coupe de la société, mais de l’enfermer dans le territoire du réel, de lui interdire de sortir du territoire national pour se réfugier dans le territoire “virtuel”. La coupure du réseau n’est pas vécue comme une punition, mais comme une atteinte, une privation de liberté.

Ainsi, ces sanctions interviennent IRL : suppression de l’accès par les FAI, suppression de l’hébergement… l’État n’intervient pas à l’intérieur du réseau, mais sur les accès physiques au réseau, révélant ainsi cruellement son absence totale de moyens de coercition sur le territoire du réseau.

Le seul organisme mondial ayant un tant soit peu de pouvoir sur le réseau est l’ICANN, l’institution en charges des TLD (Top-Level-domains), c’est-à-dire les .fr, .com, .org… Cet organisme (sous la coupe du département du commerce américain) chapeaute les entreprises privées qui gèrent ces TLD et a ainsi le pouvoir, en faisant pression sur un fournisseur de TLD, en l’occurrence pour WikiLeaks la Public Internet Registry [en], de faire supprimer des index (DNS) le nom de domaine Wikileaks.org ! Ce “pouvoir” reste cela dit limité, car l’adresse d’un site Internet reste équivalent à une adresse IP, l’index (le DNS) se contentant de faire l’équivalence entre l’adresse IP et le nom de domaine pour notre simple confort (il est plus facile de retenir un mot qu’une suite de chiffres).

Même le gigantesque firewall chinois n’est qu’une chimère. Comme le dit Bill Gates :

Les efforts chinois pour censurer Internet ont été très limités. Il est facile de les contourner.

On voit donc bien que l’Internet représente pour l’État une entité sur laquelle il n’a pas le contrôle. Si l’Internet est un territoire, il est un territoire étranger, un territoire où les États ne peuvent exercer leur pouvoir, un territoire où les moyens de coercition légitimes sont impuissants. L’Internet apparaît comme un espace où la démonstration de la violence symbolique et physique des États ne peut être mise en scène – l’action de l’État se limitant à l’extérieur du réseau. Ce qui fait d’ailleurs  dire à Jean-Christophe Féraud que la fronde de WikiLeaks, face à laquelle l’État semble impuissant, révèle l’Internet comme une zone autonome temporaire.

Ce qui est inscrit sur le réseau devient le réseau

La “fuite” des câbles n’en est également pas vraiment une. Elle n’est pas non plus un vol. Elle met en avant au contraire la douloureuse remise en question du concept de propriété que les majors, les producteurs de jeux vidéo ou de cinéma ont découvert à leur dépens : ce qui est transformé en bits, en devenant immatériel, ne nous appartient plus ; ce qui est inscrit dans le réseau devient le réseau et donc appartient au réseau. C’est pourquoi beaucoup considèrent aujourd’hui naturel d’avoir accès à ces fameux câbles comme toute une génération trouve naturel de télécharger de la musique en ligne ou de regarder la dernière série à la mode en streaming sur Internet. On parle même de WikiLeaks comme d’un nouveau Napster !

La particularité d’Internet est donc qu’il se nourrit de ce que l’on y met. Il se construit sur les informations qui sont mises en ligne, il est un territoire qui s’agrandit chaque fois qu’une nouvelle page Internet s’ouvre, qu’une adresse URL est créée, que nous tweetons, ou likons… L’Internet est donc un territoire et les internautes sont ses soldats luttant pour l’agrandissement, la conquête de nouveaux espaces, de nouvelles données. Ainsi, l’information devient sur l’Internet un enjeu “territorial” et l’agrandissement exponentiel du réseau une campagne expansionniste qui se nourrit de data.

Jusque-là, le réseau se nourrissait essentiellement de données privées (dans le sens de “qui appartient à quelqu’un” et “qui ne dépend pas de l’État”) : fichiers de musique, films en streaming, données personnelles sur Facebook… Mais pour la première fois, le réseau absorbe des données qui appartiennent – non pas à un individu lambda, ou à une entreprise, mais à des États.

L’action de WikiLeaks, parce qu’elle se déroule sur l’Internet, n’est donc pas qu’une révélation médiatique, une fuite d’informations : elle devient une appropriation, une captation de territoire qui passe par une dépossession de l’État. L’affaire WikiLeaks apparaît comme une nouvelle atteinte à l’objet État en défiant sa domination symbolique. Si l’internaute n’est atteignable par l’État qu’en dehors du réseau, de la même façon, l’État ne peut atteindre WikiLeaks que via ses créateurs physiques, en l’occurrence Julian Assange. Mais en aucun cas l’État ne peut atteindre les données qui font le « territoire WikiLeaks » – alors qu’au contraire, le réseau de son côté continue inlassablement et sans crainte de représailles, d’étendre son territoire par l’acquisition de nouvelles données.

Le réseau pose un double problème territorial à l’État : elle met en avant les limites de l’État qui ne peut agir en dehors de ses frontières nationales alors que le réseau lui est mondial. Mais l’affaire WikiLeaks révèle également que le réseau est bel et bien un territoire d’une nouvelle nature au sein duquel l’État n’a pas de moyens de coercition et où par conséquent, son monopole de la violence symbolique légitime s’évanouit laissant l’internaute libre de toute domination – ou tout du moins libre de la domination de l’État.

Article initialement publié sur Mais où est-ce qu’on est ?

Illustrations CC: Norman B. Leventhal Map Center at the BPL, Anthony Besson, Stéfan Le Dû

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Nouveaux médias: une nouvelle classe de dominants http://owni.fr/2010/09/05/nouveaux-medias-une-nouvelle-classe-de-dominants/ http://owni.fr/2010/09/05/nouveaux-medias-une-nouvelle-classe-de-dominants/#comments Sun, 05 Sep 2010 12:23:28 +0000 Cyrille Frank http://owni.fr/?p=27039 LE PEUPLE AU POUVOIR ?

Avec les nouvelles technologies de l’information se répand l’idéologie du peuple au pouvoir : simplification des techniques, baisse des coûts d’entrée… Les nouveaux produits démocratisent la culture et permettent à tous de s’élever socialement, de “reprendre la main”.

C’est un peu l’idée inhérente à l’UGC (User Generated Content). Nous serions passés de l’ère du consommateur passif à celui de l’internaute actif et créateur. Les technologies “libèrent la créativité”, comme quelques publicités et autre best-sellers nous l’assurent.

D’autres plate-formes libèrent la création du plus grand nombre grâce au financement mutualisé de type My major company

De même le consommateur, désormais acteur (“consom’acteurs” disent les marketeux jamais en mal de néologismes fumeux), prend sa revanche sur les marques. Il décide désormais de manière beaucoup plus rationnelle en se fondant sur la recommandation de ses proches (pdf rapport Credoc) plus que sur la publicité.

Les blogs, Twitter et les réseaux sociaux libèrent la parole, décentralisent et démocratisent la discussion, les médias traditionnels en particulier la presse, perdent leur monopole sur l’information. Celle-ci appartient désormais à tout le monde. C’est la fin de l’information descendante et l’avènement au contraire d’une collaboration avec le lecteur dans la fabrication de l’information. Jusqu’à l’irruption d’un journalisme à la demande, où la ligne éditoriale est déterminée par le lecteur lui-même.

Avec Facebook, les PME peuvent se lancer dans le grand bain du e-commerce avec facilité : il leur suffit de monter une page de fan. Plus besoin de développer des usines à gaz, monter des bases de données sur serveurs et maîtriser cinq langages informatiques. Démarches totalement inaccessibles qui les rendaient totalement dépendants de web-agencies plus ou moins sérieuses ou honnêtes.

Le savoir n’a jamais été aussi libre d’accès grâce notamment à Wikipedia, qui malgré ses erreurs, reste un source encyclopédique assez fiable (ou plutôt pas moins mauvaise que d’autres). Les grandes universités fournissent désormais gratuitement en ligne leurs cours en vidéo à l’instar de quelques prestigieuses grandes écoles, telle Yale

Une pléthore de bases documentaires sont en libre accès comme je le décris dans mon billet “nouveaux medias : trop de mémoire ou pas assez ?

L’ARGUMENTAIRE DES VENDEURS DE PELLES

Nouveaux médias : le nouvel eldorado

Dans la ruée vers l’or américaine de la fin du XIXe, sauf exceptions, les seuls qui firent fortune  sont ceux qui vendaient les pelles et les pioches.

Aujourd’hui, face à l’eldorado du web, les “vendeurs de pelles” sont les agences marketing, les consultants, les web-agencies, les fabricants de matériel informatique… tous ceux qui ont intérêt à générer le plus d’investissement dans le secteur, à faire venir un maximum de prospecteurs.

Il s’ensuit un bouillonnement d’activité, d’innovations, d’émulation qui n’est pas que négative, bien au contraire, quand elle n’est pas exagérément risquée

Mais le discours pro-web 2.0 sous-estime bien souvent les risques pour les entreprises. “Entrez dans la discussion, jouez le jeu de la transparence”… Oui, sauf quand les moyens de gestion communautaire ne sont pas là, sauf quand la manière de procéder n’apporte aucune valeur utilisateur. Ouvrir une page de fan Facebook alimentée d’un flux d’infos corporate, c’est comme les “sites vitrines” des années 2000 : cela ne sert à rien si ce n’est enrichir un peu l’agence qui aura vendu le projet (“vous ne pouvez pas vous permettre de ne pas en être”).

En revanche, ouvrir ses produits aux commentaires sans community manager digne de ce nom (et pas un stagiaire qui en sait à peine plus que vous), c’est dangereux. C’est comme appeler des gens au téléphone, sans jamais parler : ça agace.

UN DISCOURS MÉRITOCRATIQUE CULPABILISANT

Avec la simplification des outils, la démocratisation et la gratuité des savoirs disponibles, la baisse des coûts d’entrée… tout semble tellement plus facile que si l’on n’y arrive pas, c’est qu’on ne le veut pas vraiment. C’est cette mythologie de la méritocratie que la sociologue Marie Dullut-Berat décrit pour le domaine scolaire.

Ce discours du “tout est possible” est celui du libéralisme économique et de la droite traditionnelle. Libérez les entraves qui pèsent sur les individus et la société dans son ensemble y gagnera. En plus d’être efficace, ce système est juste car il repose sur le mérite puisqu’il favorise l’accession des plus dynamiques, ceux qui ont la volonté de s’en sortir, ceux qui ont fait l’effort, ceux qui ont pris des risques…

Sauf que cette vision utopiste minore tous les facteurs indirects et néanmoins puissants d’inégalité, tels que le niveau culturel, le capital culturel, les valeurs d’ambition, de confiance du milieu d’origine etc.

On retrouve avec le web 2.0 toute cette utopie dangereuse du possible qui rejette implicitement dans le camp des fainéants ou des inaptes, tous ceux qui ne prennent pas le train de la technologie.

Je me rappelle du cri sincère de Loïc Lemeur, lors d’une réunion de blogueurs en pleine présidentielle 2007, qui, s’adressant à une jeune fille sur-diplômée expliquant sa difficulté à trouver du travail s’écria : “monte ta boîte !”.  Cela lui paraissait évident, voire facile et il ne semblait pas comprendre la réticence de ceux qui hésitent à se lancer. Sans prendre conscience que sa confiance, son assurance à lui, sont le résultat unique d’une éducation de confiance, de réussites accumulées, de rencontres motrices, de chance… sans parler des facilitateurs de parcours comme les grandes écoles (HEC en l’occurrence).

LA CONSTITUTION D’UNE NOUVELLE ÉLITE

Une nouvelle classe dominante

En réalité, les nouvelles technologies consacrent surtout l’avènement d’une nouvelle classe dominante : ceux qui les maîtrisent.

Tout comme les maires du Palais ont remplacé les monarques mérovingiens (les fameux “rois fainéants”), comme la bourgeoisie a remplacé l’aristocratie après la révolution française… Aujourd’hui se construit lentement sous nos yeux une nouvelle classe médiatico-commerciale qui prend le pas sur les héritiers d’une économie vacillante.

Jeunes journalistes 2.0,  communicants et marketeux technophiles, experts et consultants en réseaux sociaux, entrepreneurs du secteur technologique… Tous ceux qui s’adaptent à l’accélération du changement pour non seulement survivre mais  en vivre.

Ce n’est ni juste, ni injuste car l’Histoire est a-morale, contrairement à ce qu’on veut parfois nous faire croire. C’est juste une évolution logique et inéluctable qui crée des crispations du côté de ceux qui refusent ce déplacement de pouvoir car ils se sentent menacés, à juste titre d’ailleurs.

Ainsi par exemple, Erwann Gaucher qui dénonce fort justement dans son article le mépris de certains médias traditionnels vis-à-vis de nouvelles pratiques du journalisme, en l’occurrence le “personal branding”.

Les changements technologiques importants dans l’Histoire sont toujours créateurs de déséquilibres et de bouleversements politico-économiques. La maîtrise du fer a favorisé les tribus sur celles qui pratiquaient le bronze, la technique militaire collective et soudée de la phalange grecque ou de la manipule romaine ont permis la domination de ces deux civilisations, les armes à feu ont permis l’unification du Japon par les clans Nobunaga et Tokugawa, ainsi que la domination coloniale…
Lire à ce sujet l’excellent Culture et carnage.

Aujourd’hui l’arme de domination sociale principale de nos sociétés modernes est l’information. Et à ce jeu là, les classes déjà dominantes, comme toujours, sont les mieux armées. Contrairement au discours technophile utopiste, nous assistons non pas à une démocratisation du pouvoir, mais à un déplacement entre groupes déjà favorisés. Aux lions la carcasse, à la masse des chacals alentour, peut-être quelques miettes du festin.

Crédit photo Flickr: zert., zerozz1080 , Dunechaser

Billet initialement publié sur Mediaculture

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Ceci est mon corps http://owni.fr/2010/04/16/ceci-est-mon-corps/ http://owni.fr/2010/04/16/ceci-est-mon-corps/#comments Fri, 16 Apr 2010 15:17:01 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=7121

Un BOB du meilleur blog francophone au Monolecte, d’Agnès Maillard : pour saluer cette belle récompense, Owni republie un de ses billets. Un texte poignant sur le rapport au corps, à la première personne bien sûr : bref tout ce pour quoi on aime Monolecte.

Me voilà ! J’y suis. En sous-vêtements dans un bureau cossu, devant un homme que je ne connais pas. Il y a quelques mois encore, cela aurait été impensable. Me retrouver subitement contrainte d’habiter ce corps qui m’est tellement étranger. Depuis tellement longtemps, que je ne sais même pas s’il a déjà été mien.

Je me souviens du sentiment d’étrangeté totale que j’avais ressenti en détaillant attentivement ma propre main, un soir de fièvre, alors que je n’avais que huit ans. Je n’arrivais même pas à focaliser mon propre regard sur ces étranges brindilles fines qui se mouvaient pourtant selon ma volonté, mais avec, toujours, comme un temps de retard. Peu après, on m’opérait en urgence d’une appendicite et regagner ma petite carcasse m’avait valu, en salle de réveil, un interminable mal de mer.

J’ai toujours eu du mal à ne pas penser cette chair comme un par-dessus mal ajusté. Trop petit, trop gros, trop lourd, trop faible, toujours à la traîne de mes rêves et de mes envies. Toujours tellement insuffisant. Tellement encombrant, tellement de trop. Et toujours si instable. À peine le temps de m’étendre jusqu’à remplir le bout de mes phalanges et le voilà qui m’échappe encore, avec ces deux masses de chair qui tendent la maille de mes pulls que je choisis pourtant toujours trop grands. De plus en plus grands. Et ces poils ! Ces ignobles poils noirs qui colonisent mon sexe, mes aisselles, mes cuisses, mes jambes, que je pourchasse avec une pince à épiler avant de capituler sous le nombre et d’enfiler une burqa mentale de plus.
Je le déteste ce corps de femme qui m’encombre quand je cours, qui m’interdit de lire à plat ventre sur la plage, qui me force à abaisser mon cul dans l’herbe pour uriner à petits jets furtifs et gênés. Je déteste ces seins proéminents et insolents qui aimantent les regards ; gênés pour les garçons ; envieux pour les filles ; lourds et intrusifs pour les hommes. Je ne veux pas n’être qu’un sexe, qu’un corps, qu’un genre. Je ne veux être limitée en rien, ni pour personne et surtout pas pour moi. Mais je n’ai pas le choix et je subis ma condition de femme quand tant d’autres la subliment, la revendiquent fièrement, la brandissent comme un étendard. J’entre en guerre contre moi-même, relais complaisant d’un monde d’hommes, pensé par et pour des hommes.

Je ne me contente pas de cacher ce corps. Je le nie. Je le soumets à ma volonté totalitaire. Je le refuse tellement que je ne supporte pas mon propre reflet, ma propre existence.

Allons, allons, ne faites pas de cinéma!
Et pourtant, c’est une femme!
Brusque, brutale même, elle enfonce son spéculum dans mon corps de gamine comme pour me punir d’exister. Je ressens l’intrusion jusqu’à l’intérieur même de mon ventre. Et je déteste ça. Je déteste ma nudité froide et médicalisée, je déteste ce corps, cette viande réduite à ces fonctionnalités biologiques.
Je suis l’esprit.
Il est la machine.
Je veux le soumettre à ma volonté, lui faire payer son inadéquation fondamentale. Je n’aurai jamais un regard complaisant pour lui. Il est mon geôlier. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Même adouci par un amour immense et un désir encore plus grand, le regard de l’autre ne me guérit pas de moi-même. Jusqu’au cœur de notre intimité, ce putain de corps continuera de me contrarier, de me renier, de me faire souffrir là où il ne devrait y avoir que de la jouissance. Le divorce est consommé. La guerre en moi est totale.

Ses doigts courent sur ma peau, palpent attentivement mes muscles encore naissants, s’arrêtent sur les articulations, explorent les tensions nerveuses.

  • … Il y a cette hanche…

Une non-chute, au ski, quand j’avais 17 ans. La carre intérieure avait accroché la pente pendant que le ski inférieur avait continué à glisser sur la neige dure et verglacée. Un grand écart violent avait sorti la tête de mon fémur droit de sa niche d’os dans un hurlement dément qui avait voyagé un moment dans les montagnes. Le moniteur avait pris la situation en main et remis en place l’articulation déboîtée dans une nouvelle vague de douleur fulgurante. L’un de ces petits moments intenses où mon fichu corps se rappelle à mon bon souvenir. Depuis, cette articulation avait gardé comme une faiblesse que mon ostéopathe avait lu sur mon corps comme un aveugle parcourt un livre en braille. Ça et les cervicales, jamais remises d’une lourde chute dans la douche, et puis le dos, fragilisé par de longues heures avachies sur des chaises informes et bancales et puis toutes ces tensions, tous ces refus, profonds, implacables.

  • Et votre grossesse?
  • Nickel, la grossesse, rien à dire, même pas malade, rien.
  • Et l’accouchement?

Une petite boule bien dure, calée entre l’estomac et la glotte, qui me hache le souffle quand j’y pense. Je me souviens des paroles des autres femmes, avant : tu verras, une fois que c’est fait, tu es tellement heureuse que tu oublies la douleur.
Manifestement, nous n’avons pas la même faculté mémorielle et sensorielle.

Pourtant, tout avait plutôt bien commencé, avec une sensation d’étrangeté supplémentaire entre mon corps et moi, une sorte de lévitation interne qui m’avait poussée à acheter le seul et unique test de grossesse que je n’ai jamais utilisé de ma vie. Sensation de vertige tiède et doux à la lecture de la confirmation de mon soupçon, absolue légèreté de l’être en lui annonçant que nous avions mis au but du premier coup. Et quelques degrés de séparation de plus entre ce corps et moi, cette arche de Noé destinée à perpétuer l’espèce, ce vaisseau spatial lancé vers un avenir incertain et dont les flancs hébergent l’Alien.
Je suis la matrice, la circonférence, l’enceinte fortifiée qui ne forcit pas et dont le ventre est comme en sous-location. Mon corps ne m’appartient plus, il est une extension anonyme du grand corps médical tout puissant. Soixante euros la poignée de main avec l’illustre accoucheur béarnais dont le pas pressé emplit de son écho industrieux les couloirs de la clinique. Un Comment allez-vous? purement formel et médical, présentation du sexe dont je suis définitivement dépossédée, clic-clac, merci, au revoir et à la prochaine. Dix minutes chrono pour une heure de route à l’aller, autant en salle d’attente et les récriminations de mon patron qui exige que je bascule mon suivi prénatal sur mes congés. Mon corps dérange le corps social, le ventre mou de l’entreprise productiviste. Tout devient plus rond, plus lourd, mais, à l’intérieur, je surfe sur une sublime vague de détachement.

C’est comme une épée qui se serait fichée au creux de mes reins. Mon ventre est lourd et dur comme une pierre. Réveil en fanfare au cœur de la nuit, le soir de mon 32e anniversaire. Ressac. La douleur s’efface et je replonge dans le sommeil. La nuit s’étire au rythme des contractions. Toutes les 30 minutes. Trop long. Attendre. Un jour entier à faire les cent pas, à manger debout pour soulager la tension interne, dormir un peu. Une nouvelle nuit, encore plus inconfortable, sans sommeil. Deuxième jour. Rien de neuf. Impossible d’aller en clinique tant que les contractions sont espacées de plus de cinq minutes, sinon, c’est une heure de route dans le froid et la neige qui menace de tomber pour être renvoyée dans ses pénates au bout du compte. Précision médicale au service de la rentabilité des rotations des lits. Le jour s’achève enfin et je traîne ma fatigue immense et mes kilos en trop entre deux contractions violentes. Dix minutes. Encore trop long pour décoller, bien trop court pour se reposer. 23 h, deuxième jour, le seuil des cinq minutes est enfin franchi, encore une heure de route et je confie ma souffrance à la toute-puissance médicale. Une heure du matin, le travail patine toujours, la douleur omniprésente me transforme en bête apeurée, l’épuisement est complet : je commence le gros du travail sans aucune force en réserve. L’apprentie sage-femme de nuit, tout en douceur et compassion, me propose une dose de morphine pour dormir un peu. Je m’enfonce presque immédiatement dans un vertige cotonneux et sans fond dont j’émerge au petit matin par une contraction d’une violence encore inconnue et dont l’intensité va pourtant crescendo.

La sage-femme de jour est un masque de sévère compétence, raide, sèche comme un coup de trique, toute entière projetée dans le respect du protocole. Je suis chair, je suis un corps malade, je suis une succession de gestes techniques chronométrés.

La salle de travail est purement fonctionnelle et pensée pour faciliter le travail du plateau technique. Nous y sommes des intrus. C’est un hall de gare dont les portes battantes laissent parfois passer une petite foule en blouse de couleur qui vient s’informer sans aucune forme de civilité de l’état de ma dilatation et qui commente cette violation de ma chair intime avec la même indifférence que si j’étais un objet. De la salle de travail jumelle et attenante, s’échappent le brouhaha rassurant des affaires rondement menées : quelques poussées, quelques cris, et voilà le nouveau-né qui vagit et l’équipe qui évacue prestement les lieux pour la fournée suivante. Je pensais avoir opté pour la meilleure clinique de la région, je suis juste échouée dans un pondoir industriel où l’on purge efficacement les flancs de toutes les inconséquentes à près de 100 km à la ronde.

De temps à autre, la sage-femme de jour s’engouffre dans ma propre salle, le pas lourd de ses silences réprobateurs, et enfonce un doigt inquisiteur et quelque peu vengeur dans mon vagin tout en me fusillant du regard. Femme au rabais, me voilà parturiente encombrante et de mauvaise foi, qui fait traîner son travail et grippe la petite machine à dépoter les bébés. La pose de la péridurale a soulagé la douleur intense quelque temps, mais la perfusion a encore accéléré le rythme des contractions pendant que mon col, mon fichu col rebelle, refuse de s’effacer. Mon corps entier vibre d’indignation contre le traitement qui lui est infligé. Les heures s’égrènent et la douleur revient sans que je retrouve le contrôle de mes muscles. Vers 11 h 30, la sage-femme rébarbative décide que la comédie a assez duré et me rabat les genoux derrière les oreilles. Je proteste faiblement et me débats contre les étriers qui emprisonnent mes pieds et forcent mon bassin à basculer en arrière. C’est absurde. Mon périnée est en surtension et le crâne de ma fille ne cesse de repartir en arrière à la fin de chaque poussée péniblement arrachée à la pesanteur. Je suis totalement à bout de force. Je n’ai ni dormi ni mangé depuis deux jours, l’effet protecteur de la péridurale s’estompe, mais je n’ai toujours pas retrouvé le plein contrôle de mes muscles. Je suis en train de m’éloigner de toute cette souffrance et je ne me rends même plus compte que c’est moi qui suis en train de hurler comme une bête blessée. Du coin du regard, je vois la sage-femme nazie monter sur un tabouret pour mieux s’affaisser ensuite de tout son poids sur mon ventre énorme qui refuse de se vider. J’ai seulement peur. Par flash confus, je me rends compte que je vais mourir. Je pousse, je pousse, à m’en déchirer les entrailles, mais il n’y a plus rien, plus de jus. Je crois bien que la sage-femme m’engueule. Puis, après un temps flou et indéterminé, je vois les bottes blanches de l’obstétricien emplir mon champ de vision. Ce sont les mêmes que celles que chaussent les ouvriers dans les abattoirs à canards. On a glissé un seau à la verticale de mes fesses pour y recueillir tous les fluides qui s’écoulent abondamment de moi. L’homme est en train de monter bruyamment une sorte de gros couvert à salade. Qu’il enfonce sans préavis dans mon sexe pour y chercher la tête de ma fille. J’ai l’impression d’être écartelée. Quelqu’un pose une petite chose vagissante sur ma poitrine lourde et tendue comme un tambour, mais mes bras sont tellement faibles que je n’arrive pas à la tenir. Je cherche du regard quelqu’un pour m’aider, mais déjà, tout le monde s’affaire sur autre chose. C’est finalement son père, pâle, ravagé, en état de choc, qui aura la présence d’esprit de me tenir le coude pour que je ne laisse pas échapper mon enfant par terre, du haut de mon étroit lit de souffrance. Je devrais être heureuse. J’ai juste froid et envie de pleurer. Voilà tout ce qui reste de ce qui aurait pourtant dû être le beau jour de notre vie.

Mon corps a nourri ma fille. C’est ce que je voulais. Créer du lien avec elle. Tenter de me connecter avec moi-même. Malgré la chair, abondante, qui refuse de refluer. Malgré l’épisiotomie qui m’empêche de m’asseoir, de marcher correctement, qui me blesse et qui rend mon sexe encore plus étranger qu’il ne l’a jamais été.

Mais quelque chose a quand même changé. Pas mon regard, pas mon divorce de longue date, non, de nouvelles sensations, de nouvelles envies. La fin des migraines. C’est long, presque insidieux, il me faudra encore quelques années pour comprendre et cesser toute intrusion chimique dans ce fichu corps. Me reconnecter. Prendre possession de la chair. Enfin. Comprendre le jeu des muscles sous la peau, entendre le murmure du flux sanguin. Décider d’entretenir la carcasse plutôt que de la mépriser. Comprendre, enfin, que je ne suis pas une femme-machine, un esprit perdu dans une prison de chair, mais bien un être complet, entier, relié à l’ensemble du monde par son interface corporelle. Apprécier l’effort. Goûter le plaisir du corps qui complète l’esprit et l’emmène sur d’autres chemins. Jouir des flots d’endorphine que l’activité sportive libère dans mes veines. Reprendre contact avec moi-même, pouvoir enfin sourire à mon propre reflet. Contempler avec indulgence et apaisement les ridules et la petite brioche. Se réjouir de pouvoir habiter pleinement ce vieux corps, si familier et si nouveau à la fois. Partir avec lui sur les routes du Gers, l’emmener en balade vers les sommets, lui donner le soin qu’il mérite et recevoir en échange un univers de sensations nouvelles et délicieuses.
Ne plus avoir honte. Ne plus avoir peur.
Exister, pleinement. Profiter de la vie. Tant qu’il y en a.
Être libérée de mon carcan mental pour habiter enfin mon être entier.
Courir, grimper, souffler, ressentir.
S’abreuver à l’étang salé de mon humanité retrouvée.
Enfin.

Billet initialement publié sur Le Monolecte en janvier dernier

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