De la prise de conscience salutaire à l’idolâtrie imprudente

De manière générale, le défaut principal de ce rapport est de ne faire pratiquement aucune place aux travaux critiques sur les nouvelles technologies, et de promouvoir ainsi non une véritable prise en main des TIC par le système scolaire, mais l’adaptation rapide et radicale de celui-ci aux besoins de l’ « économie de la connaissance », dans la droite ligne des recommandations de l’OCDE.

Après le billet de Framablog, voici un second point de vue sur le rapport Fourgous. Il est proposé par Guillaume Vergne et Julien Gautier, les principaux rédacteurs de Skhole.fr, un site consacré à l’école et que nous reprenons ici pour la première fois.

Bien que le rapport Fourgous ne soit pas, loin s’en faut, le premier du genre sur le sujet, il a le mérite à nos yeux de relancer le débat, en effet nécessaire, sur l’école à l’ère du numérique, et notamment d’appeler à une politique globale et ambitieuse en la matière, qui ne saurait se résumer ni à la question de l’équipement des établissements et des élèves, ni à celle de l’éducation aux médias. Notons en particulier l’accent mis à juste titre sur la formation des enseignants à tous les niveaux d’une part, sur l’importance d’une politique des ressources ou des contenus d’autre part.  De ce point de vue, certaines préconisations ponctuelles du rapport nous semblent aller dans le bon sens, en particulier celles visant à faciliter, organiser et évaluer les nombreuses expérimentations déjà existantes.

Mais cette nouvelle prise de conscience salutaire prend bien souvent dans le rapport Fourgous  la forme d’une naïve et imprudente idolâtrie des TIC, et ce dès le préambule du texte qui dessine de manière emphatique les contours d’une société futuriste entièrement imprégnée d’objets technologiques, et par là libérée de la pénibilité du travail, collaborative et productrice d’ « intelligence collective », au sein d’une « conscience planétaire » enfin pacifiée par la technologie. De manière générale, le défaut principal de ce rapport est de ne faire pratiquement aucune place aux travaux critiques sur les nouvelles technologies, et de promouvoir ainsi non une véritable prise en main des TIC par le système scolaire, mais l’adaptation rapide et radicale de celui-ci aux besoins de l’ « économie de la connaissance », dans la droite ligne des recommandations de l’OCDE.

Ceci se marque d’abord par une présentation exclusivement et excessivement positive des effets cognitifs et sociaux supposés de l’usage des nouvelles technologies à l’école : faisant fi de toute objection et même de toute nuance, M. Fourgous assure que l’utilisation généralisée des TIC à l’école entrainera à la fois et nécessairement une plus grande motivation des élèves, de meilleures pédagogies et de meilleurs apprentissages, l’adaptation du système éducatif à chaque élève, un « renforcement de la relation enseignant-apprenant » et de la « confiance mutuelle » entre les élèves, la diminution des inégalités et de l’échec scolaire, etc. Bref, la solution miracle – le magic bullet – à la plupart des problèmes supposés de l’école. Or, selon nous, c’est d’une réflexion beaucoup plus nuancée, complexe et critique, qui montrerait la profonde ambivalence de ces technologies et de leurs développements, qu’il faudrait partir pour définir la juste place à leur accorder au sein du système scolaire. De nombreuses études, que ne cite pas la mission Fourgous, soulignent en effet le taux croissant d’exposition aux medias des jeunes générations et alertent sur ses conséquences possibles en termes de capacités cognitives et de comportement ; d’autres montrent qu’usage intensif ne rime pas forcément avec pratique intelligente, critique et éclairée, soulignant la tendance au conformisme et le rapport profane voire quasi magique qui caractérisent l’attitude de bien des « natifs du numérique » à l’égard des TIC. Sans pour autant bien sûr s’en contenter, il n’est pas raisonnable ni objectif de ne tenir aucun compte de ces études et de ces points de vue, surtout quand il s’agit de définir les missions de l’école en la matière. En effet, ne peut-on penser qu’un système éducatif public digne de ce nom devrait non pas chercher coûte que coûte à rattraper son prétendu « retard » sur les évolutions de la société, ce qui revient à s’y adapter plus ou moins passivement, mais à jouer activement un rôle propre et autonome, assurer une mission régulatrice, prescriptive et en quelque sorte « thérapeutique » en matière d’usage des nouvelles technologies ? Bref, pour nous, s’il faut en effet que l’école pour ainsi dire se « numérise », il faut qu’elle le fasse avec  circonspection et dans l’optique explicite d’une « alphabétisation » numérique bien comprise, qui ait pour ambition de convertir ces techniques en véritables instruments de savoir et d’émancipation. Or cela suppose de ne pas adopter sans plus les standards définis pour l’essentiel par les industriels du secteur – largement auditionnés par la mission – ni de se laisser trop charmer par les argumentaires idylliques de leurs services marketing. Notre véritable devoir à l’égard des jeunes générations est de leur donner les moyens de construire une solide culture numérique et de les former à des pratiques éclairées des nouveaux medias, non d’accompagner aveuglément voire d’accroître leur soumission déjà grande à l’égard de l’univers des iPod, MSN et autres Facebook.

Or, le rapport de la mission Fourgous met largement en avant les nécessités et les intérêts économiques comme étant les raisons et les finalités essentielles justifiant la numérisation accrue de l’école. Il s’agit d’abord d’assurer la formation de la population dont a besoin l’ « économie de la connaissance » pour se développer, c’est à dire d’une main d’œuvre ayant d’une part « les compétences attendues aujourd’hui sur le marché du travail », et d’autre part disposée à s’adapter facilement aux évolutions de plus en plus rapides de l’innovation. Du point de vue de la puissance publique, il s’agit aussi à travers le développement des TIC d’améliorer « l’efficacité de l’administration et de la gestion des établissements scolaires », de renforcer « la formation des chefs d’établissement (…) au management et à la conduite du changement », de rendre l’école plus « transparente » et plus « réactive » et, sans doute, à terme, de pouvoir faire quelques économies budgétaires en matière de personnel. On reconnaît là la doctrine officielle de l’OCDE et de la Commission européenne en matière d’éducation, telle que définie notamment par la « Stratégie de Lisbonne ». Sans vouloir négliger bien sûr l’importance de ces considérations économiques, ni leur contester toute pertinence, il faut se demander tout de même si elles ont vocation à constituer les premiers principes d’une politique scolaire publique digne de ce nom : l’école a-t-elle à être essentiellement et à chacun de ses niveaux un organisme de formation destiné à anticiper les évolutions du marché du travail et à assurer la croissance économique supposée de demain ? En tout cas, là encore, le rapport de la mission Fourgous nous paraît manquer largement de distance et d’objectivité, en faisant, volontairement ou non, l’impasse sur les points de vue critiques à propos des recommandations de l’OCDE  ou encore des conclusions des enquêtes PISA : encore aurait-il fallu pour cela auditionner quelques sociologues, historiens ou philosophes, ce qui, au vu du rapport, ne semble pas voir été le cas…

Sur le plan pédagogique enfin, le rapport Fourgous défend les positions d’une pédagogie « progressiste » assez radicale et peu sophistiquée : la généralisation des TIC, parées de toutes les vertus pédagogiques imaginables, y est explicitement présentée comme une sorte de cheval de Troie qui permettra d’en terminer enfin avec les méthodes « anciennes » d’enseignement « frontal », tenues pour responsables de l’inadaptation du système scolaire français aux évolutions du monde ; ainsi, par la grâce et la pression de l’informatisation, l’enseignant sera contraint de troquer ses vieux habits de maître pour le costume plus moderne de  l’« ingénieur pédagogique », dirigeant sa classe à la manière d’une sorte de « start-up » scolaire, véritable incubateur d’intelligence collective. Sur ce chapitre, le moins que l’on puisse dire c’est que le rapport Fourgous ne fait guère preuve d’innovation intellectuelle, réactivant la plupart des stéréotypes éculés et des formules toutes faites d’un constructivisme pédocentrique trop simpliste, que bien des partisans des pédagogies progressistes ont cessé eux-mêmes de mobiliser sans précaution : ainsi, par la magie des TIC, les élèves de passifs deviendront « actifs », construisant par eux-mêmes leurs savoirs de manière autonome et selon leurs propres aspirations, la transmission, s’il en reste, cessera d’être verticale et hiérarchisée, les compétences propres et « l’estime de soi » de chacun sauront être reconnues et développées au sein d’un travail harmonieusement collaboratif, etc. Or, n’est-il pas temps désormais de sortir le débat pédagogique français des ornières et des caricatures de la querelle des « anciens » et des « modernes », des « pédagogues » et des « républicains », et de penser par delà toutes ces oppositions assez artificielles ? Le statu quo en matières de programmes, d’examens et de pédagogie n’est sans doute pas sérieusement envisageable, mais rien n’impose selon nous de penser ces évolutions nécessaires comme entrant en contradiction radicale avec des exigences et des formes historiques de l’école, notamment de nature académique et disciplinaire, le monde digital sur écran renvoyant le monde lettré sur papier au rayon de la préhistoire humaine. Au contraire, si l’on considère que les TIC portent en elles autant de menaces que de promesses, il apparaît essentiel que les exigences « anciennes » d’étude rigoureuse, de rationalité et de connaissance approfondie, soient particulièrement cultivées à l’intérieur des systèmes scolaires contemporains.

Ainsi, comme on le voit, tout en accordant nous-mêmes une grande importance à la question de l’école à l’ère du numérique, nous ne partageons pas vraiment l’enthousiasme qui semble accompagner pour l’instant la remise du rapport Fourgous. Même si celui-ci, comparant le développement du numérique à la révolution de l’imprimerie, semble prendre la mesure de la mutation techno-culturelle ou civilisationnelle en cours et affirme à juste titre la nécessité pour l’école de tenir compte de cette évolution majeure, un grand nombre des postulats de la mission, de ses thèses et de ses arguments, et surtout sa très faible distance critique et sa tonalité quasi idolâtre jettent un certain discrédit sur ses conclusions et ses recommandations. Une réelle ambition en la matière réclamerait selon nous une approche beaucoup moins gestionnaire et utilitariste, et théoriquement plus solide, des véritables chances mais aussi des dangers que porte en elle la révolution numérique.

Le rapport complet de la mission Fourgous est en ligne.

En complément, nous vous invitons à lire les autres articles publiés par skhole.fr sur l’école numérique, qui tous préconisent une approche plus approfondie, nuancée et critique de ces questions.

> Article initialement publié sur Skhole.fr

> Image de une Benjamin Chun sur Flickr

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