Libération annonce la fin des blogs
"Libé et le web, c’est l’histoire de deux trains qui ne se sont jamais croisés." Le cadavre bouge encore nous explique dans ce billet énervé André Gunthert.
Connais-toi toi-même, conseillait Socrate. Une maxime dont l’application éviterait bien des faux pas. Comme quand Slate nous assure que BHL est un philosophe. Ou quand Libé nous parle des blogs.
Libé et le web, c’est l’histoire de deux trains qui ne se sont jamais croisés. Impossible pour un journaliste moderne d’admettre qu’il ne connaît pas ce terrain. Alors on frime, on bombe le torse, on balance quelques noms, genre Loïc Le Meur (à Libé, quand on ouvre le dossier blog, on tombe toujours sur Loïc Le Meur, qui avait déjà fait la page Portrait en 2006: Loïc Le Meur, c’est la Stéphanie de Monaco du blogging, une personnalité connue jusque chez le coiffeur, qui donne figure humaine à des univers réputés inaccessibles). Et on parle de la fin des blogs. Ah, la fin des blogs! On dirait que Libé nous l’a toujours annoncé. Dès le Minitel, la fin des blogs était proche. Ont-ils seulement commencé à exister? Rien n’est moins sûr, s’il faut en croire les archives du quotidien, dont les radars ont cessé d’en repérer la trace vers 1988 (ou bien était-ce l’année où on a cessé de payer l’électricité?)
Dans la rubrique “Ecrans et Médias” d’hier, nous ne connaîtrons jamais le vrai titre qu’avait voulu donner Andréa Fradin à son article. Un responsable de rubrique intérimaire essayant désespérément de copier le style Garrigos-Roberts l’a remplacé par: “Blogs, le tweet au top, le post peste” (sic). Rien compris? Par bonheur, l’appel de Une a été rédigé après le départ au café de l’imitateur, et propose un énoncé plus lisible: “Les blogueurs lâchent l’affaire”.
Un présent définitif qui suggère un tournant radical, une actu décisive, un scoop majeur. Tu parles, Charles, ce n’est, comme toujours, qu’un titre pour appâter le chaland et vendre du papier. Sous la dent d’Andréa Fradin, il n’y a pas grand chose, et surtout rien de nouveau, que la vieille antithèse des réseaux sociaux et du blogging, qu’on nous serine depuis la percée de Facebook. Ah bon, et moi je n’ai pas un compte Facebook, et Twitter aussi, tant que j’y suis? Mais comment, ne suis-je donc pas blogueur? Ceci ne tuera-t-il pas cela, comme disait Hugo, et les réseaux sociaux ne sont-ils pas les ennemis jurés du php, comme les chats des chiens, ou la mère Michel du père Lustrucru?
Ben oui, c’est un peu l’idée (reçue), qui permet d’écrire un papier comme on pêche au leurre, en laissant filer la ligne, ça prend tout seul. Qu’on en juge. Dans sa besace, Andréa trouve (surprise!) Loïc Le Meur, qui a mis ses flux Twitter et Facebook sur son blog. Bon sang mais c’est bien sûr! Et si cela ne suffisait pas: «Les derniers messages postés sont plus courts et, révélateur ultime, évoquent pour la plupart l’actualité des réseaux sociaux.»
Où l’on voit qu’à Libé, on ne rigole pas avec les rigueurs de l’enquête ou du journalisme d’investigation. En même temps, un reste de bon sens rouvre les yeux de l’investigateur: «Alors, le real time web a-t-il tué le blogging? Pas sûr» Eh oui, Andréa, parce que si Loïc Le Meur met ses flux sur son blog, à quoi renvoient les
signalements et recommandations de Twitter ou Facebook, sinon …à des sources en ligne, dont les blogs constituent une large part. Pas vraiment concluant pour prouver la guerre à mort des deux médias, on pourrait aussi en déduire la convergence fraternelle, l’entente cordiale, enfin tout un tas de scénarios bisounours d’emblée exclus par le brief et le chef de rubrique. Reprenons l’enquête.
Andréa se tourne alors vers les Skyblogs, où il (elle?) détecte «une légère diminution dans le rythme journalier de créations de blogs». Manque de chance, son PDG, Frank Chéneau, explique cette évolution par le fait que la courbe de progression se rapproche de l’asymptote (en libéien: «nos amis les jeunes sont déjà présents en nombre chez Skyblog: difficile de faire mieux»).
On est à l’avant-dernier paragraphe de l’article, et le lecteur se dit que la besace ne pèse pas bien lourd, que les preuves sont au mieux ambiguës, et que la question était peut-être mal posée. C’est probablement parce qu’il (elle?) se dit la même chose qu’Andréa quitte alors le terrain de l’enquête, et conclut en passant à l’assertion pure et simple: «Reste que de nombreux blogueurs mettent la clé sous la porte. (…) Plus prosaïquement, après des années de publications quotidiennes et de réponses aux commentaires, l’excitation laisse place à une certaine lassitude. Et les blogueurs font un truc de fou: ils basculent in real life, dans la vraie vie.»
Je ne sais pas si Andréa Fradin a sa carte de presse, mais cet article a certainement été payé. Nul indice ne donne à penser qu’il s’agit d’un exercice au rabais du journalisme si chèrement défendu par nos élites et notre gouvernement, celui qui vérifie l’info, coco, celui qui œuvre pour la démocratie, la république, les Lumières, le bien du peuple, la prospérité des masses et la paix des ménages.
On ignore sur quoi s’appuie l’envolée du dernier paragraphe – peut-être sur une conversation d’Andréa avec son petit cousin. Dès lors que d’autres naissent, le constat de la fermeture de quelques blogs ne prouve pas grand chose, sinon la nécessité de renouveler son carnet d’adresses. Il faut des éléments plus solides pour établir une tendance. Signalons également qu’il ne suffit pas d’écrire “vraie vie” en anglais pour donner plus de consistance à une opposition qui n’existe que dans les brouillards de l’identité nationale. En anglais, on caractérise plutôt par “online/offline” l’état de connexion des usagers, ce qui évite de se mélanger les pinceaux avec des considérations métaphysiques de pacotille – car pendant que je tape ce texte sur mon clavier ou que je surfe sur le réseau, je ne vois vraiment pas ce qui me permettrait de dire que je vis une vie imaginaire ou inexistante.
En réalité, il est difficile de produire une description moins pertinente du web, tissé aujourd’hui par une myriade de trames entrecroisées, où les usagers ont appris à produire des distinctions d’une grande subtilité, en jouant sur la gamme des outils de communication comme sur les cordes d’une harpe. De même qu’on peut chatter sur Facebook tout en lisant sa newsfeed, découvrir ses messages tout en renseignant son agenda sur Google, les multiples fils issus des listes ou des hashtags de Twitter viennent enrichir et non contrecarrer la gestion d’une information qui prend des formes diverses en fonction des événements, des réseaux et des destinataires.
De cette construction musicale et harmonique d’un web qui chante, ce n’est pas le papier de Libé qui nous aura dit quoique ce soit. «La lecture de cet article est réservée à nos abonnés», indique le site du journal, qui nous promet un accès instantané à condition de s’inscrire. Voire. Il vaut mieux laisser Libé à l’univers du papier, l’acheter le matin chez son kiosquier – et sauter les articles qui parlent du web.
> Billet initialement publié sur Culture Visuelle
> Image de une Yannick1971 sur Flickr
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