Honnêtement, l’objectivité n’existe pas. (Que faire ?)
Second volet de la série que Guillaume Henchoz consacre à la recherche publiée par Mark Lee Hunter et Luk van Hassenhove consacrée à l'émergence d’une nouvelle source de financement pour les enquêtes journalistiques au longs cours.
Poursuivons la réflexion suscitée par la lecture de la recherche publiée par Mark Lee Hunter et Luk van Hassenhove (elle est directement disponible ici). Ces derniers s’intéressent à de nouveaux médias capables de financer de longues enquêtes journalistiques, remplaçant ainsi une industrie de la presse déclinante et déficitaire. Toutefois l’organisation, le fonctionnement, et les buts que poursuivent les médias stakeholders ne sont pas sans conséquences sur le statut des reportages et des articles qu’ils publient. Les deux chercheurs s’efforcent donc de penser une nouvelle éthique du journalisme qui puisse correspondre à ce nouveau modèle économique.
Quand les journalistes parlent “éthique”, on est souvent loin des grands débats philosophiques. L’éthique journalistique ne s’élabore pas dans la sphère éthérée de concepts abscons, inabordables ou qu’on ne peut appréhender. Il s’agit d’une éthique appliquée, en ce sens qu’elle qu’elle s’adresse à des professionnels et à des usagers qui peuvent percevoir a priori, en usant du bon sens, les éléments de tensions qui sont constitutifs de l’écriture journalistique et du rôle que remplissent les médias. Parmi les points de discorde, ressort régulièrement la notion d’objectivité. La critique du discours médiatique en a fait son cheval de bataille préféré. ACRIMED, par exemple, répète inlassablement le même mantra : Pas d’objectivité dans les médias. Good point. Faut-il pour autant douter qu’ils sont tous à la botte du grand Kapital ou de l’État (varier le scénario selon le contexte…) ? N’y a-t-il pas moyen de gagner honnêtement sa vie comme journaliste ?
En fait, la presse française (et par extension, la presse francophone) a construit sa déontologie autour d’une éthique de l’objectivité. C’est au cours du dernier quart du XIXe siècle que les journaux s’emploient à différencier ce qui relève des faits et ce qui ressort du domaine de leur interprétation. À la presse d’idées vient s’ajouter la presse d’information. Cette dernière ne va pas remplacer la première mais ces deux tendances vont cohabiter non sans quelques frictions. Ainsi, Émile Zola critiquait déjà cette manière aseptisée de rendre compte des faits. Il y voyait le “flot déchaîné de l’information à outrance”. Trop d’info tue l’info. Le malheureux doit être en train de se retourner dans sa tombe. Il n’empêche, dès la fin du XIXe siècle, de nouveaux outils ainsi que de nouvelles méthodes commencent à apparaître. Le reportage et l’interview viennent s’intercaler entre l’analyse, l’éditorial et la chronique. La presse d’opinion qui a toujours prévalu dans la métropole française s’est donc pourvue de nouveaux outils d’objectivation qui vont permettre de renforcer le sérieux de son entreprise.
Traditions française et anglo-saxonne
Si les journalistes anglo-saxons peuvent trouver du côté de la sociologie naissante (notamment du côté de l’école de Chicago) les éléments qui vont contribuer à l’élaboration d’une méthode de travail et d’un code déontologique, la presse francophone fixe ses canons dans un contexte différent. En cette fin de XIXe, le journalisme s’inspire de l’Histoire, comme discipline académique. siècle Cette dernière est en passe de gagner ses lettres de noblesse. Le discours historique devient la science empirique qui donne la priorité aux faits. Au cours de cette période marquée par le positivisme, chercheurs et savants pensent pouvoir trouver la vérité dans l’étude impartiale des faits. Mais il n’y a pas qu’au sein des universités qu’on est convaincu par cette perspective. La presse est également persuadée d’effectuer un travail neutre et objectif dans la mesure où elle respecte un certain nombre de codes. C’est encore, me semble-t-il, le message qu’elle renvoie à ses lecteurs : “faites-nous confiance, nos outils et le cadre éthique accompagnant notre travail nous permet de rendre compte objectivement de la réalité.” Un discours dépassé ?
Certes, le problème se pose en des termes moins consternants chez nos confrères anglo-saxons qui ont toujours apprécié la notion d’objectivité avec plus de circonspection, sans pour autant s’en débarrasser totalement. Signe des temps, la société des journalistes américains a décidé d’ ôter le mot “objectivité” de son code déontologique. Mais il ne faut pas se leurrer : l’éthique de l’objectivité a la peau dure. La défense d’un pré carré objectif soutenu par les médias contre vents et marées s’explique par le contexte socio-économique difficile que traverse l’ensemble de la presse. La crise que traverse la presse ( mutation technologique, effondrement des modèles économiques, etc.) ressert la corporation autour de quelques acquis qu’il s’agit de défendre (grosso modo, on a besoin de nous pour trier et enquêter). En ce sens, l’objectivité est un drapeau que les journalistes agitent sous le nez des blogueurs, des experts et des citoyens qui s’impliquent dans la petite cuisine de l’information. Grossière erreur. Irruption d’une autre crise, éthique cette fois. Car, la perte de références objectives est avant tout perçue comme une forme de déficit éthique. Pour dire, même Michael Moore se désole du fait que l’on enseigne plus l’objectivité aux journalistes en formation : “Dans les écoles américaines de journalisme, on n’enseigne plus l’objectivité mais l’apparence d’objectivité.” Les plus subjectifs des reporters du sérail médiatique peinent eux aussi à se détacher du concept.
“L’honnêteté” et surtout “la transparence”
C’est pourtant ce que propose Mark Lee Hunter. Bazarder l’objectivité. Lui préférer “l’honnêteté” et surtout « la transparence ». La transparence est LA vertu cardinale du journaliste du XXIe siècle selon ce journaliste passé à la recherche. Transparence sur l’endroit depuis lequel on s’exprime. Transparence sur les techniques d’investigation que l’on utilise. Transparence sur le sujet que l’on traite et sur la manière dont il nous affecte. Cette perspective commence à faire un peu son chemin au sein des rédactions francophones.
Ce qui paraît intéressant c’est que les nouvelles technologies permettent précisément (mais pas automatiquement) cette plus grande transparence autour des modes et des conditions de production de l’information. Le site Mediapart publie régulièrement avec ses articles importants une « boîte noire » permettant à l’auteur de contextualiser l’investigation qu’il a menée. Les articles sont également munis d’un onglet « Prolonger » qui renvoie à des documents et à d’autres articles permettant de compléter ou de pousser plus loin la curiosité du lecteur. Sur les sites et les blogs, les hyperliens ont un peu la même fonction même s’ils ont parfois tendance à nous éloigner du sujet.
Dans un autre registre, il me semble que le retour un peu mieux assumé du récit à la première personne participe de ce mouvement. Assumer son point de vue ne signifie pas nécessairement étaler son ego atrophié dans les pages des quotidiens (il y a la littérature pour cela). La revue XXI l’a bien compris, qui publie de nombreux et longs reportages dans lesquels le narrateur est directement impliqué dans l’histoire qu’il nous conte. Ce type de récit journalistique n’a en fait rien de nouveau. Il renoue avec une tradition du reportage portée par des Kessel ou des Albert Londres. Il marque assez bien le retour à un point de vue, à une focale plus assumée sur les sujets traités.
Il ne faut toutefois pas croire que ce processus est le seul fait de quelques médias de niches. La presse quotidienne sait se montrer également innovante. Les lecteurs du Temps ont ainsi pu suivre l’immersion d’un journaliste de la rédaction au coeur d’un collège lors de la rentrée scolaire. Le rendu de ce reportage effectué au plus près des gens forme une série hébergé par le site du journal. Sur son blog, le journaliste confie avoir été enthousiasmé par ce projet qui a demandé “du doigté, de la transparence et du respect mutuel“. Il se demande aussi si ce n’est pas dans ce type de travail que se trouve le salut économique de la branche…
L’éthique de la transparence à la place de l’éthique de l’objectivité, donc. Ce nouveau modèle déontologique s’affranchit facilement des critiques adressées auparavant à l’objectivité. il n’est plus question de s’attaquer aux journalistes pour leur reprocher une prétention à vouloir englober une connaissance pleine et entière de la réalité. En quittant la prétention à l’objectivité, les journalistes redeviennent des êtres humains, dotés de convictions, qui appréhendent la réalité avec leur subjectivité. Reste encore à renouer la confiance avec les lecteurs. Établir un nouveau pacte. Quelque chose comme : “Faites-nous confiance, voici nos outils, voici le cadre éthique accompagnant notre travail, nous allons essayer de vous rendre compte honnêtement de la réalité.”
Au travail !
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Billet initialement sur Chacaille ; premier volet de sa série “Les nouveaux nouveaux chiens de garde”
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