Le gameplay, médium du prochain siècle?
Le gameplay peut apporter plus à une œuvre vidéo-ludique qu'un simple défi à surmonter. Il peut également lui donner du sens et procurer des émotions, au même titre que le montage pour le cinéma.
Si une énième exposition Titien vs. Picasso vous fait bailler d’ennui, allez traîner vos basques au Palais de la découverte à Paris. Vous tomberez sur une exposition consacrée à l’escrime et destinée aux enfants. On peut y essayer chacune des trois armes de l’escrime, analyser des combats en vidéo et même s’essayer à quelques mouvements. Et comme votre adversaire sera probablement un enfant, il vous sera très facile de le battre.
Mais l’exposition insiste surtout sur « les valeurs véhiculées par l’escrime », à savoir le respect, la maîtrise de soi, l’harmonie du corps et de l’esprit. Bien qu’aucune des trois n’interdise d’empaler un petit enfant sur votre fleuret, on peut être surpris qu’un sport puisse « transmettre des valeurs » à l’instar d’une Å“uvre d’art ou d’un objet culturel. Pas seulement parce que l’expression sonne comme celle de votre grand-père en échange d’un Werther’s Original, mais surtout parce que les réflexes, l’habileté, les compétences physiques et tactiques ne semblent pas, à priori, être de bons médias, voire des médias tout court. On peut facilement admettre et trouver des exemples au fait qu’un livre change le monde. Regarder un film, lire, c’est ouvrir un port de communication avec l’extérieur. Mais suer ?
Le jeu vidéo est d’abord un jeu, et son cÅ“ur est le gameplay
La même question se pose pour le jeu vidéo. Car le jeu vidéo, avant d’être le seul vrai support « multimedia », pour employer le terme le plus galvaudé de tous les temps, est d’abord un jeu. Un défi tactique ou physique. Pas loin, au fond, du jeu du cowboy et des indiens auquel jouent Quick et Flupke dans un terrain vague. Créer un jeu , c’est créer un univers, c’est-à -dire des règles, des lois. Se prendre pour Dieu. Mais ces règles, à part contraindre et pousser à la performance, peuvent-elles servir à exprimer quelque chose, à transmettre du sens ?
Enlevez à un jeu vidéo ses graphismes, ses dialogues, son scénario, ses effets sonores et sa musique, qui sont chacun autant de médias classiques aux mécaniques culturelles déjà bien rodées et disséquées. Il ne vous restera que ce qui fait qu’un jeu vidéo est un jeu : le gameplay.
Le gameplay, c’est la mécanique d’interaction entre le joueur et le programme. Ce sont les règles du jeu, les réactions du programme au sollicitations du joueur sur son clavier, sa souris, son pad, ou lorsqu’il bouge ses fesses devant un capteur infrarouge. C’est le fait que Mario court lorsque vous appuyez sur B, saute lorsque vous appuyez sur A, et qu’il tombe dans un trou ou se prenne une carapace en plein poire lorsque vous ne coordonnez pas correctement ses mouvements. Sans cette mécanique intrinsèque, ses règles, le jeu vidéo n’est qu’un film, une Å“uvre musicale ou un livre électronique.
Ne gardez que le gameplay, donc. Et bien, lui aussi nous parle. Ce sont paradoxalement les premiers adversaires du jeu vidéo, sortes d’animaux préhistoriques partouzeurs de droite, qui ont les premiers considéré le gameplay comme un medium puissant, qui peut rendre violent, épileptique et brider la concentration à l’école. Et puis, pour contrer les critiques, les gros studios de jeux vidéo ont à leur tour commandité des études dans lesquelles on lit ici ou là que les joueurs de FPS (first-person shooter, ou jeu de tir subjectif) sont susceptibles de prendre des décisions plus rapidement que les autres, ou que les STR (real-time strategy, ou jeu de stratégie en temps réel) augmentent l’intelligence.
Le gameplay, producteur de sens et d’émotions
Au vu de leurs auteurs, aussi neutres sur le sujet que Jean-Luc Delarue à propos de la cocaïne, on pourrait douter de ces assertions. Pourtant, pensez au jeu de rôle dans lequel vous aviez mis le plus du vôtre : à moins que vous n’y ayez carrément perdu votre vie réelle, n’y a-t-il pas quelque chose d’une quête rôliste dans votre vie ? Et pas seulement lorsque vous allez faire un duplicata du formulaire Cerfa B4452 à la préfecture ! N’y avez-vous pas trouvé une certaine inspiration, une mise en valeur de la responsabilité, de l’engagement, du choix ?
Souvenez-vous maintenant des jeux de plate-forme de votre enfance, sans sauvegarde, où la moindre anicroche vous obligeait à tout recommencer des centaines de fois dans une rage qui aurait mis Joey Starr en déroute. Cela n’a-t-il pas, en y réfléchissant bien, sacrément encouragé votre persévérance ? Appris inconsciemment un certain sens de l’effort ou de l’implication ? A moins que vous ayez au contraire aujourd’hui des difficultés à accepter l’échec, et en rendiez Rick Dangerous responsable ?
Le gameplay peut apporter plus à une Å“uvre vidéoludique qu’un simple défi à surmonter, mais également sens et émotions, au même titre que le montage pour le cinéma. Celui d’Ico1 par exemple, ce jeu « chef d’Å“uvre » – pas moins selon la presse spécialisée – de Fumito Ueda, avait une manière particulière de gérer l’interaction entre le petit héros coiffé à la Jamiroquai et sa jeune amie aux petits cris de jouvencelle. Il s’agissait de la tenir par la main en maintenant la touche R1 appuyée, de la tirer à soi quels que soient les dangers et les autres évènements du gameplay. Comme l’index d’Adam et celui de Dieu dans La Création d’Adam, la touche R1 incarnait dans Ico un lien humain, la peur de perdre un être cher, et devenait le centre de toutes les peurs et les émotions du jeu. Un tableau de Michel-Ange, probablement pas, mais indubitablement un vecteur d’émotions.
Le gameplay de Trackmania2, ce jeu de course massivement en ligne à l’esthétique tapageuse, rappelle, lui, par sa furieuse exigence, celui de nos premiers jeux : la trajectoire de course doit être absolument parfaite, sous peine d’un accident qui ruine tous les efforts entrepris. Il faut bien souvent recommencer à zéro le circuit, à tel point que la plus grosse touche du clavier est dédiée à cette fonction. Des classements par ville, par région et par pays mettent ensuite en perspective votre performance. Il y a quelque chose d’olympique dans Trackmania : rarement un jeu vidéo n’aura autant encouragé la ténacité, la persévérance, l’excellence.
Le Gameplay, un médium à part entière
On est cependant confronté au fait que les jeux obéissent encore à une typologie rigide basée sur le gameplay et imposée par l’industrie. Cette classification du jeu vidéo ne favorise pas l’innovation : à l’instar du cinéma, où une comédie romantique qui n’encouragerait pas la monogamie relèverait du paradoxe, le gameplay d’un FPS ne pourra pas dire grand-chose de plus que celui d’un autre FPS. Pour trouver des utilisations signifiantes du gameplay et faire vraiment son intéressant dans les dîners mondains, il faut peut-être déjà aller chercher dans le jeu indépendant. L’un des plus primés du genre, Braid3, propose via ses mécaniques uniques de distorsion du temps, une très belle interprétation des théories relativistes d’Einstein. Dans la même veine, le gameplay d’Osmos4 fait véritablement ressentir l’équivalence énergie-masse et pose des questions pertinentes en thermodynamique.
Il serait temps de traiter le gameplay comme un médium à part entière, comme un outil d’expression pour les créateurs et non comme une fatalité racoleuse que les créateurs ne mettent en place que pour intéresser le joueur aux autres médias. C’est ainsi que le jeu vidéo pourrait le mieux s’émanciper des genres imposés par l’industrie.
Il faudrait peut-être au jeu vidéo des Eisenstein, des Riefenstahl ou des Godard pour qu’on prenne en main la puissance signifiante du gameplay, et qu’on l’utilise pour le meilleur et pour le pire. Les WiiMote, Kinect et PS3 move seront peut-être leurs futurs outils.
—
>> Illustration FlickR CC : Stéfan, wÅ‚odi, *n3wjack’s world in pixels, Dunechaser, gnackgnackgnack
Laisser un commentaire